Le principe non bis in idem  implique qu’une personne ne soit pas jugée, ou condamnée, deux fois pour les mêmes faits. Telle situation, dans laquelle une double condamnation peut être envisagée, est bien susceptible de se présenter en matière fiscale, dans la mesure où la plupart des infractions au Code des Impôts sur les Revenus, ou encore au Code de la Taxe sur la Valeur Ajoutée, sont à la fois susceptibles de faire l’objet de sanctions fiscales (dont la hauteur conduit à leur attribuer une nature pénale), et de sanctions pénales (soit des peines d’amendes et/ou d’emprisonnement).

La loi du 20 septembre 2012 (Loi dite Una Via) avait tenté de consacrer ce principe non bis in idem , en encourageant les autorités, fiscales et répressives, à opérer un choix entre le traitement fiscal (administratif, le cas échéant judiciaire, au civil) et le traitement pénal (judiciaire, au pénal) en présence d’infractions fiscales, de telle manière à confier la poursuites de ces infractions à une seule instance.  Le plus souvent, ce traitement sera dans les faits confiée à l’administration fiscale, qui œuvre à la recherche, la constatation, et la sanction de la fraude fiscale. Cette loi avait été partiellement annulée par un arrêt  n° 61/2014 du 3 avril 2014 de la Cour constitutionnelle.  Il convenait de ce fait de revoir le texte légal, afin de « remédier aux effets » de cet arrêt, ce que le législateur belge a fait… en 2019, à l’effet de la Loi du 5 mai 2019 portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie et le Code pénal social.

Le législateur a également profité de cette occasion afin d’introduire en droit belge la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice des communautés européennes portant sur le principe non bis in idem, celle-ci étant devenue plus « souple ». En effet, la Cour européenne des droits de l’homme, suivie en cela par la Cour de justice, considère à présent que le principe ne bis in idem ne s’oppose pas aux procédures pénales et administratives « parallèles » si celles-ci font partie d’un « ensemble cohérent », càd un système intégré, qui prévoit pour chaque aspect des sanctions prévisibles et proportionnées (CEDH, 15 novembre 2016, aff. A&B c. Norvège). Ce vers quoi notre législateur entend parvenir en instaurant un « système » axé autour des principes d’intégration et d’imputation.

Intégration, parce que le juge pénal prendra désormais connaissance, outre de l’action publique qui lui sera soumise, de l’action civile visant au paiement de l’impôt (en ce compris les additionnels, accroissements et amendes administratives et fiscales) à l’effet d’une action autonome distincte de l’action publique et fondée sur la législation fiscale ; Ainsi, c’est le juge pénal, et non le juge fiscal, qui en cette hypothèse statuera sur la dette d’impôt, avec pour conséquence que les procédures pendantes devant les tribunaux civils, concernant la même action, prendront fin et seront poursuivies devant le juge pénal. Imputation, parce que dans le cadre de son jugement de l’action publique, le juge pénal devra désormais tenir compte, pour la fixation de la peine qu’il infligera, des amendes administratives et des accroissements d’impôt décidés dans le cadre de l’action autonome, afin d’éviter que le condamné ne soit soumis à une peine « déraisonnablement lourde », en violation du principe non bis in idem.

La nouvelle législation maintient le principe de l’attribution de la conduite de l’action, sauf exceptions, à l’administration fiscale. Les discussions parlementaires ont toutefois aboutit au constat que « si ces moyens légaux devaient ne pas suffire pour s’attaquer à la fraude fiscale et la sanctionner, les moyens d’enquête du pouvoir judiciaire devraient pouvoir être déployés dans les limites prescrites par la loi ». Aussi, il était nécessaire de réécrire et d’adapter l’article 29 du Code d’Instruction Criminelle, qui contient le principe général de la dénonciation par toute autorité constituée, fonctionnaire et officier public, de faits susceptibles d’être constitutifs d’un crime ou d’un délit dont elle/il serait amené(e) à prendre connaissance dans l’exercice de ses fonctions, pour l’hypothèse où ces faits sont relatifs à une (potentielle) fraude fiscale.  La disposition a ainsi été adaptée.

Désormais, lorsque les faits venus à la connaissance de l’administration fiscale font apparaître des indices sérieux de fraude fiscale grave, organisée ou non, il y aura lieu à une dénonciation obligatoire de ces faits aux autorités judiciaires, mais également, à une concertation, également obligatoire, entre les autorités administratives et judiciaires, celle-ci devant intervenir dans le mois de la dénonciation des faits. Le Ministère Public disposera ensuite d’un délai de trois mois, à compter de la dénonciation, pour notifier à l’administration fiscale, par écrit, sa décision d’engager, ou non, les poursuites pénales. C’est le procureur du Roi qui, seul, peut décider de suivre la voie pénale ou non.

Le législateur avait laissé au Roi le soin d’instaurer des critères afin d’identifier ce que recouvre la notion de « fraude fiscale grave, organisée ou non », qui seule enclenche la double obligation de dénoncer et de coopérer, dans le chef de l’administration fiscale. Le Roi s’est exécuté par l’adoption d’un Arrêté Royal du 9 février 2020, publié au Moniteur belge en date du 24 février 2020. Celui-ci produit ses effets depuis le 1er janvier 2020, soit la même date que celle de l’entrée en vigueur de la loi du 5 mai 2019, qu’il a vocation à exécuter…

L’Arrêté royal énumère ainsi divers critères, présentés comme non cumulatifs, auxquels l’administration fiscale doit avoir égard, dans son appréciation des faits qui sont venus à sa connaissance, afin de déterminer si elle se trouve contrainte, ou non, de les dénoncer aux autorités judiciaires. Ces critères doivent permettre d’assurer une répartitionentre, d’une part, les dossiers de fraude fiscale relativement simples qui peuvent être efficacement traités par la voie administrative et, d’autre part, les cas de fraude fiscale plus importants qui nécessitent l’intervention du pouvoir judiciaire pour la mise en œuvre d’actes d’enquête.

Ainsi, l’Arrêté Royal précise que pour donner lieu à dénonciation obligatoire, les faits concernés doivent répondre à au moins un des critères suivants :

  • Les faits se caractérisent tant par leur caractère sérieux que par leur caractère organisé ; Les 2 caractéristiques sont donc exigées. Il est précisé que le caractère organisé des faits suppose l’utilisation de constructions ou de mécanismes complexes qui usent parfois des procédés à dimension internationale. Il est de même considéré que la gravité des faits dénoncés vise entre autres les contribuables qui commettent des infractions aux lois fiscales et aux arrêtés pris pour leur exécution, volontairement et de manière répétée ou qui commettent de multiples infractions.   Les faits peuvent également être considérés comme sérieux lorsque la fraude est liée à la production ou à l’utilisation de faux documents ou lorsque le montant de l’opération connaît une ampleur considérable ou présente un caractère anormal.
  • Il existe des indices sérieux que les faits soient connexes à des infractions de droit commun (ce qui peut viser par exemple des infractions de faux en écritures, de faux bilans, ou de délits d’initié, etc) comportant un volet financier, économique, fiscal ou social grave ou des éléments sérieux de corruption. Il s’agit ici de faits sérieux, sans pour autant être de caractère « organisé ».
  • Pour l’enquête sur les faits, des actes d’enquête judiciaires, qui contiennent une mesure contraignante, devraient être entrepris. Il s’agit ici à nouveau de faits sérieux, sans pour autant être de caractère « organisé », mais pour la poursuite desquels (à les supposés fondés), il est nécessaire de poser des actes que seuls le Ministère Public, voire le juge d’instruction, ont le pouvoir de mettre en œuvre, et non l’administration fiscale… pour l’instant.
  • Il existe des indices sérieux que les faits servent à financer les activités d’un groupe terroriste ou d’une organisation criminelle. A nouveau, l’on vise ici de faits sérieux, sans pour autant être de caractère « organisé ».

Ces critères constituent des critères d’organisation qui doivent permettre à l’administration fiscale de déterminer quels sont les dossiers à apporter à la concertation (Doc. parl., Chambre, sess. ord., 2018-2019, doc. n° 54-3515, p. 73), c’est-à-dire les dossiers qui comportent des indices sérieux de fraude fiscale grave, organisée ou non. La communication de ces dossiers au ministère public ne signifie pas que ceux-ci feront nécessairement l’objet de poursuites pénales. Le Ministère Public reste libre de poursuivre les faits ou non. Si le Procureur du Roi décide de ne pas poursuivre les faits, l’administration peut poursuivre son enquête au niveau administratif.

Pour les autres faits punissables aux termes des lois fiscales et des arrêtés pris en leur exécution (sans atteindre le niveau de la fraude fiscale grave), la dénonciation reste conditionnée à l’autorisation du Conseiller général, et n’est dès lors pas obligatoire. Dans la pratique, l’administration fiscale en fait peu usage…

L’on notera que la loi du 5 mai 2019 a également introduit un nouvel article 29bis dans le Code d’Instruction Criminelle, qui oblige cette fois le procureur du Roi à informer le Ministre des Finances ou le Service que celui-ci désigne (un Arrêté Ministériel du 3 avril 2020 a désigné à cet effet le « Service Coordination Anti-Fraude » (« CAF »)) des indices de fraude fiscale révélés par une enquête pénale, et à accorder ensuite consultation et copie du dossier, sauf si des enquêtes pénales en cours risquent de s’en trouver compromises. Dès lors, si une enquête pénale est initiée ensuite d’une plainte déposée au Parquet, ou d’une plainte avec constitution de partie civile effectuée auprès d’un juge d’instruction, l’administration fiscale sera à présent obligatoirement impliquée dans la procédure.

Durant les débats parlementaires portant sur la loi du 5 mai 2019, la question s’était posée de savoir si les critères d’identification de la « fraude fiscale grave » devaient être déterminés dans un arrêté royal ou bien fixés dans une loi. La méthodologie retenue a pour effet de permettre la modification des critères, qui conduisent à la dénonciation pénale des faits, par une simple adaptation de l’Arrêté Royal, sans nécessiter de modification législative… et sans débat parlementaire par voie de conséquence. Les critères issus de l’Arrêté Royal du 9 février 2020 restent au final assez « larges » que viser potentiellement nombreuses situations susceptibles de se présenter dans le cadre d’un contrôle fiscal « classique ». Ils pourraient l’être encore plus à l’avenir. Le contribuable contraint de se défendre face à l’administration fiscale sera dès lors avisé de bien se faire conseiller, quant à la réponse qu’il entend fournir aux questions qui lui sont soumises par le fisc…

Jonathan CHAZKAL.